Palabra y Razón ISSN 2452-4646 versión en línea Nº16 Diciembre 2019 Universidad Católica del Maule


Le « logos » communicatif: visions philosophique et chrétienne


The communicative “logos”: philosophical and christian visions

 

 

 

Raymond Asmar

Doctor en Filosofía

Universté Saint Joseph (USJ-UPT),

Beyrut, Libano

raymond asmar@ndj.edu.lb

Fecha de recepción: 30/07/2019

Fecha de aceptación: 01/10/2019

 

 

Como citar este artículo: R. ASMAR “Le « logos » communicatif: visions philosophique et chrétienne” en Palabra y Razón. Revista de Teología, Filosofía y Ciencias de la Religión N°16, Diciembre 2019, pp. 69-80 https://doi.org/10.29035/pyr.16.69



Résumé : L’article se propose de montrer la place centrale qu’occupe le concept de “logos” dans la communication et la dialectique philosophiques ainsi que le statut de la parole de Dieu dans la littérature biblique et mystique. L’article fait entrevoir également l’importance d’une communication responsable et d’un langage commun en fonction duquel les hommes s’entendent et s’unissent.

Mots-clés : communication, dialectique, logos, ordre, mystique


Resumen : El artículo se propone mostrar el lugar central que ocupa el concepto de “logos” en la comunicación y la dialéctica filosóficas, asi como el estatuto de la Palabra de Dios en la literatura bíblica y mistica. El articulo también hace percibir la importancia de una comunicación responsable y de un lenguaje común en función del cual los hombres se comprenden y se unen.

Palabras clave: comunicación, dialéctica, logos, orden, mística


Abstract : The article aims to show the central place of the concept of “logos” in philosophical communication and dialectics, and the status of the word of God in biblical and mystical literature. The article also suggests the importance of a responsible communication and a common language on which people agree and unite.

Key words: communication, dialectic, logos, order, mystic

 



1.    La communication comme dialectique philosophique :

La dialectique vient du grec et signifie « converser, discuter, dialoguer, communiquer ». Elle désigne un mouvement de la pensée, qui se produit de manière discontinue, par l’opposition, la confrontation et la multiplicité des idées et des arguments. La philosophie est dialectique en ceci qu’elle se fait à plusieurs et ne peut avancer que dans le dialogue et le partage des idées. Pour philosopher, Socrate a eu recours à sa fameuse méthode, la « maïeutique », et se déclare stérile en matière de sagesse. La « maïeutique » vient du grec ancien et désigne un personnage de la mythologie grecque Maïa qui veillait aux accouchements. C’est une technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer des connaissances qui étaient en elle mais dont elle n’était pas consciente, et à faire sortir les idées comme un bébé sortant des entrailles. Elle est donc destinée à faire naître et engendrer la connaissance. Comme sa maman qui était sage-femme et dont il a subit l’influence, Socrate aide les autres à accoucher, mais lui n’accouche pas. Il aide les autres à engendrer, non pas une fausseté ou une chimère mais une idée vraie et réelle. Pour Socrate, interroger c’est enseigner. Et pour apprendre à philosopher, il faut passer nécessairement par le dialogue interrogatif et la communication.

Platon va jusqu’à dire que même en l’absence d’un auditeur, la pensée n’est rien d’autre qu’un dialogue de l’âme avec elle-même. En pensant, l’âme communique avec elle-même. « Voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant », dit Platon. Cette alternance entre l’affirmation et la négation, entre le « oui » et le « non », fait dire au philosophe Emile-Auguste Chartier, dit Alain, que « penser c’est dire non ». Mais avant que la pensée ne dise « non » aux différents auditeurs, elle dit « non » à elle-même. Avant que je n’entre en conflit avec mes interlocuteurs, ma pensée se sépare d’elle-même, combat contre elle-même, entre en conflit avec elle-même, s’interroge elle-même, se nie elle-même, doute d’elle-même, critique elle-même, s’examine et s’analyse elle-même.


La pensée philosophique est une réflexion, un retour réflexif de la pensée sur elle-même, une communication avec soi-même. Penser au sens de réfléchir, c’est se dédoubler, créer une distance de soi par rapport à soi, pour opérer un retour sur soi et prendre du recul sur ses propres pensées pour les examiner, comme si on se regardait dans un miroir. Au même titre que je vois mon image réfléchie dans la glace, ainsi ma pensée se voit elle-même moyennant la réflexion. La communication philosophique passe par l’autre pour venir à soi et passe par soi pour venir à l’autre dans un mouvement circulaire rebondissant. La communication philosophique est un rebondissement de la pensée sur elle-même et sur celle des autres.


Ce mouvement circulaire de la pensée, Aristote l’a bien développé dans sa Métaphysique où il décrit Dieu comme le premier moteur immuable, incorruptible, et le définit comme la pensée de la pensée, c’est-à-dire comme un Être qui pense sa propre pensée, l’intelligence et l’acte d’intelliger étant une seule et même chose en Dieu. Aristote veut montrer que l’intellection divine ne peut avoir d’autre objet qu’elle-même. Contrairement à la pensée humaine qui peut se disperser au dehors, la pensée divine est tout entière tournée vers le dedans. La communication de Dieu se fait avec Dieu dans un mouvement intrinsèquement circulaire. Comme chez Platon pour qui l’âme en pensant, communique avec elle-même, Dieu est la pensée de la pensée, donc il communique avec lui-même.



2. Le logos communicatif selon Héraclite :

Parmi tous les sages de la Grèce antique, aucun ne paraît aussi mystérieux et aussi intéressant qu’Héraclite d’Ephèse. Sa vie est peu connue. Néanmoins nous pouvons retenir qu’il appartenait à la noble famille régnant alors sur Ephèse et que, par amour pour la sagesse autant que par dégoût pour les injustices des grands, il abandonna ses fonctions à son frère et se retira dans la solitude. Héraclite naît à Ephèse vers la moitié du VIème siècle, faisant partie des philosophes présocratiques.

Bien avant Socrate, il aurait appliqué à la lettre le Connais-toi toi-même, car, disait-il, « il faut s’étudier soi-même et tout apprendre par soi-même ». Nous ne savons d’ailleurs rien de ses maîtres ; les anciens ne savaient pas où le situer dans la série des philosophes. Il semble donc avoir été un autodidacte.

Héraclite écrivit un seul et unique livre dont il ne nous reste que quelques fragments. Ce livre, dont l’existence demeure hypothétique, aurait été écrit en ionien, langue d’Héraclite, et est désigné sous le titre Sur la nature. Ce livre totalement incompris et oublié par l’histoire, lui valut en effet le surnom d’« Héraclite l’Obscur », car on jugeait la compréhension de sa pensée difficile en raison d’une écriture poétique, de l’abondance des formules paradoxales, à quoi s’ajoutait l’absence de toute ponctuation, un style haché et détaché.

Il va sans dire que la communication selon Héraclite ne peut avoir lieu sans le langage, les paroles, les mots. Et le mot qui désigne le plus la parole philosophique est sans doute le « logos », considéré comme l’un des termes qui, dans la pensée grecque, ont la plus grande polyvalence et la plus grande extension polysémique. Selon sa définition étymologique, le terme « logos » vient du verbe « lego » dont le sens originel est « rassembler », « relier », « choisir ». L’enfant qui joue au lego doit choisir, rassembler, faire des liens, créer des rapports entre les pièces dispersées et éparpillées du lego pour en faire une seule figure, une seule forme. Il ordonne ce qui est désordonné, c’est-à-dire il met de l’ordre.

Le logos signifie aussi « raison », « verbe », « parole », « discours », « science », « étude », « intelligence ». Si l’on revient à son sens originel, celui de rassembler et de lier, le « logos » est selon les stoïciens ce principe unificateur et ordonnateur de la diversité cosmique. Le monde est semblable au corps humain : il est à la fois un et plusieurs, un par la tête et plusieurs par ses membres qui sont liés entre eux par la tête (logos) qui commande et ordonne. Le verbe ordonner signifie à la fois mettre de l’ordre et donner des ordres comme la tête dans l’organisme. Le « logos » est ce qui lie la diversité cosmique chaotique et désordonnée pour en faire un monde, c’est-à-dire un cosmos ordonné et harmonieux (cosmos signifie harmonie, d’où la cosmétique). « Le logos » est le principe régisseur, unificateur, et ordonnateur de la diversité et joue le même rôle que la tête dans l’organisme, parce que c’est la tête qui donne les ordres et gère les fonctions des organes, et fait que la pluralité des organes constitue un seul et unique corps. C’est ce qui a fait dire à saint Paul que le Christ est la tête du corps qu’est l’Eglise. (Il y a trois corps : le corps du monde (macrocosme), le corps de l’homme (microcosme) et le corps de l’Eglise. Saint Augustin parle du Christ total que sont la tête et les membres qui lui sont unis.

Le logos signifie aussi parole, laquelle est un ensemble de lettres rassemblées, ce qui fait que chaque parole est une parce qu’il s’agit d’une parole et plusieurs parce qu’il s’agit de plusieurs lettres. La phrase est un ensemble de paroles rassemblées et surtout ordonnées. Composez une phrase sans que les mots soient mis dans un ordre précis, la phrase n’aurait aucun sens. L’ordre est donc créateur de sens. Le « logos » est l’ensemble des mots rassemblés dans une langue qui, elle, rassemble et relie les humains entre eux. Le logos est cet espace public et commun dans lequel les hommes s’assemblent et se réunissent, malgré la pluralité de leurs opinions et la diversité de leurs divagations. Héraclite a dit : « à l’écoute du logos et non du moi ». Le philosophe ne doit pas s’écouter lui-même parce qu’il rompt avec toute écoute subjective de soi et s’ouvre par la communication au langage universel de la raison et de la pensée.

La communication philosophique chez Héraclite n’est pas un monologue de l’âme avec elle-même ; mais un discours d’homologues qui s’entendent entre eux, parce qu’ils parlent le même langage (homo : le même et logue : discours). Ainsi, l’on comprend pourquoi la tour de Babel a dispersé les humains incapables de s’entendre, parce qu’ils parlaient plusieurs langages, finissant par ne s’écouter qu’eux-mêmes. Alors qu’à la Pentecôte et pendant l’effusion du Saint-Esprit, des langues de feu se posèrent sur chaque disciple, ils furent remplis de l’Esprit et se mirent à parler en d’autres langues et commencèrent à parler des merveilles de Dieu. Tous les gens comprenaient ce que les apôtres leur disaient parce qu’ils parlaient un même langage, le langage de l’Esprit-Saint qui unit le Père au Fils, les fidèles à Dieu, et les fidèles entre eux. Là où il y a la mésentente et le refus d’écouter c’est l’esprit du mal, là où il y a l’entente et l’écoute, c’est l’esprit de Dieu qui est à l’oeuvre.


 3. La communication comme altération-intégration (celui qui communique n’est ni fanatique, ni renégat) :

Le philosophe et théologien allemand Paul Tillich examine le profil du fanatique qui se refuse à communiquer. Le fanatique est celui qui demeure toujours chez soi et se fixe sur soi, incapable de franchir le pas vers l’autre, donc incapable de communiquer et de s’altérer (alter : autrui). C’est parce qu’il a peur de l’autre et n’ose pas se remettre en question qu’il se confine fanatiquement dans son système dogmatique clos, jouissant d’une sécurité illusoire. Le fanatique a peur de l’autre. Il aime s’installer définitivement là où il est, sans aller à la rencontre de l’autre, sans s’altérer. Le fanatique veut anéantir l’autre qui lui résiste. Mais pourquoi l’autre existe ? Tillich répond : l’autre existe pour m’empêcher de m’absolutiser et freine ma prétention à l’absoluité, à la totalité. On a beau aimer avoir ce que l’autre a et être ce que l’autre est. On a beau aimer être tout et subsumer le tout en nous, avoir tous les caractères et tous les talents et toutes les capacités. Mais on est cet être limité dans ce qu’il a et dans ce qu’il est.

Tillich fait entrevoir que le risque ne consiste pas seulement à demeurer chez soi mais aussi à franchir la frontière et passer de chez soi pour demeurer tout le temps chez l’autre. C’est la situation du renégat : au lieu de rester chez soi en se fiant à sa propre sécurité, il passe chez l’autre en cherchant une nouvelle croyance et en se trouvant dans une nouvelle sécurité. Rester chez soi sans aller vers l’autre équivaut à rester chez l’autre sans retourner à soi. La sécurité de l’homme se trouve des deux côtés de la rive : ou bien chez soi ou bien chez l’autre. Les deux demeures me donnent une sécurité illusoire. Rester chez l’autre ou chez soi signifie qu’on a peur de la frontière et qu’il vaut mieux être dans la sécurité propre à chacun des deux côtés de la rive que d’être dans l’insécurité d’une frontière qui n’est jamais complètement chez soi, jamais complètement chez l’autre. L’agressivité du renégat et celle du fanatique reviennent au même : le fanatique parce qu’il est resté chez soi en refusant l’altérité, le renégat parce qu’il est resté chez l’autre en reniant son identité.

Se situer « à la frontière » entre le soi et l’autre est comparable au fait de se situer entre le centre et la périphérie du cercle. Si je me fais centre de moi-même sans communiquer avec l’autre, sans aller vers l’autre, vers la périphérie, je sombre dans une identité autosuffisante et un isolement sédentaire. Si je me décentre en allant vers l’autre, en franchissant mes propres frontières et mes limites, je me réalise et m’individualise dans une identité ouverte à l’altérité et une altérité reconstituante de mon identité. « Se situer à la frontière » entre le soi et l’autre ressemble selon Tillich au mouvement centrifuge et centripète qui caractérise la vie. Tillich trouve la vie ambiguë à cause du mélange d’éléments positifs et négatifs dans chacun de ses processus. L’élément négatif vient de l’altération de l’être quand il va vers l’autre, vers la périphérie, en niant sa centricité indivise (individu), alors que l’élément positif vient de l’identité de soi à soi (identique à soi) dans l’auto-position de soi. La vie risque de se désintégrer dans deux directions : ou bien elle ne parvient pas à maintenir l’auto-intégration c’est-à-dire quand elle s’ouvre à la périphérie sans revenir au centre, comme dans le cas du renégat. Ou bien elle se confine dans son isolement stable dans la pure identité à soi sans changement, ni altération, comme dans le cas du fanatique. Dans les deux cas, la vie se détruit et se désintègre : si elle se refuse au changement elle meurt par pure identité, et si elle s’ouvre sans retour elle meurt par pure altération.


4. La communication comme charge et responsabilité :

La communication vient du verbe communiquer qui dérive lui de cum qui signifie « avec » et de munus qui signifie « charge ». La communication est donc une « charge avec ». La parole qu’on communique est comme une charge électrique qui nous traverse, une pression intérieure qui nous habite et dont on veut se décharger. Avant qu’elle ne soit dite, la parole qu’on retient est comme une charge dont on se charge mais une fois elle est dite, elle nous décharge de son poids. Une fois il se charge d’une parole, l’homme la décharge par la suite. La communication est donc un soulagement, une décharge mutuelle.

La charge en français signifie la fonction dont on prend soin ; et la charge de quelqu’un dans une société est sa profession. La charge ne signifie pas seulement le poids qu’on porte mais surtout la responsabilité dont on se charge. La communication n’est pas seulement un soulagement, une décharge, mais une responsabilité, une charge. On est responsable de notre parole, de ce qu’on dit, de ce qu’on communique. La parole nous responsabilise ; on a à la prendre en charge et on est appelé à en répondre. On répond de sa parole au même titre qu’on répond de sa charge en société. La parole dite est donc une charge qu’il faut prendre en charge.

De même que l’homme est responsable de sa charge dans une société, de même il est responsable de sa parole dans l’espace public et commun. Comme son préfixe l’indique, le verbe « communiquer » signifie rendre commun, et le travail public qui est ma charge et la parole publique qui est elle aussi ma charge. Communiquer c’est rendre commun ce qui m’est le plus propre, le plus intime, c’est-à-dire ma parole ; communiquer c’est donc publier. Aucun auteur n’aime publier ce qui est médiocre, vulgaire et pervers. Communiquons ce qui est digne, ce qui est honnête et ce qui est respectueux.


5. La communication de la parole de Dieu :

Le dépôt de la foi qui est un trésor précieux à transmettre par la parole d’une génération à une autre est une caractéristique judéo-chrétienne. Dans le chapitre 6 du Deutéronome Dieu dit : « Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton coeur ; tu les répéteras à tes fils ; tu les leur diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras debout…» (Deutéronome 6, 5-9). Saint Paul évoque une « saine doctrine » à recevoir et à transmettre sans aucune falsification ni mystification. Le dépôt de la foi est stable, intangible, solide et surtout constant, de la constance d’une pierre inébranlable et intègre. La foi qu’on communique est révélée d’en haut et l’on se garde de la modifier ou de se prendre pour son auteur. Dire la foi fait partie de la mission et du témoignage évangélisateur de l’Eglise comme le dit saint Paul dans sa lettre aux romains : « Ainsi la foi vient de ce qu’on entend et ce qu’on entend vient de la parole de Dieu » (Rm 10,17). La foi doit passer par l’écoute et la communication ; sinon elle ne serait ni écoutée, ni conservée, ni transmise et n’existerait plus.

Au commencement était le Verbe, dit saint Jean. Dieu n’a cessé de communiquer aux hommes sa parole salvifique, depuis les prophètes et les saints auteurs de l’Ancien Testament jusqu’à son Fils, bien-aimé, en qui il s’est révélé et par qui il nous a tout dit. Dieu est la parole qui se laisse communiquer et le « Verbe fait chair » qui se laisse communier. De même que le logos a le pouvoir de rassembler et de réunir, ainsi la chair du Christ rassemble les fidèles autour de la table eucharistique et en fait une Eglise. Les différents membres deviennent par leur union au Christ un seul corps parce qu’ils reçoivent ce qu’ils sont : le corps du Christ, et ils deviennent ce qu’ils reçoivent : le corps du Christ (Saint Augustin1). Seul celui qui communie à la parole la communique. Le chrétien est amené à communiquer la parole de Dieu et non la sienne parce qu’il parle le langage de son maître Jésus. Il est celui qui communique l’enseignement de Jésus et sa doctrine. Docile2, il se laisse apprendre comme une brebis et non comme un bouc orgueilleux, endurci, et têtu qui fait front. Il se laisse « endoctriner » par la doctrine de son maître et sauveur ; il est l’écolier dans l’école de Dieu dont le maître est Jésus et la maîtresse est l’Eglise qui le perpétue (Maria Valtorta). « Ne vous faites pas appeler maîtres », a dit Jésus, et tous ceux qui ne parlent pas le langage du maître ne sont pas des bergers mais des voleurs et des assassins ; parce qu’au même titre qu’il y a une parole qui donne et communique la vie, il y a une parole qui donne et communique la mort. Saint Pierre a dit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jean 6, 68). Et saint Paul : « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes: c’est Jésus-Christ le Seigneur que nous prêchons […] (2 Cor 4, 5-17). « Nous renversons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous amenons toute pensée captive à l’obéissance du Christ » (2Cor 10,5). « Si quelqu’un – même nous ou même un ange venu du ciel – vous annonçait un évangile différent de celui que nous vous avons prêché, qu’il soit maudit ! » (Galates 1,8). Ainsi Augustin dit-il, dans le Sermon 114, 1 : « Nous sommes chargés de vous annoncer, non pas notre parole, mais la Parole de Dieu ».

Jésus compare la parole de Dieu communiquée avec la semence jetée dans la terre. Dans la parabole du bon semeur, la parole qui reste la même où qu’elle soit semée ne produit pas le même effet. Ainsi en est-il de toute âme qui écoute la parole de Dieu. De même que la semence juge la terre et révèle sa vraie nature selon ce qu’elle est stérile ou fertile, ainsi la parole de Dieu juge l’âme qui la reçoit. On se demande parfois comment reconnaît-on la parole de Dieu et sous quel signe ? La preuve n’est pas extérieure, elle est en toi, dans tes oreilles. Si ce que tu lis te saisit, sache que tu es sauvé, si, par contre tu es indifférent et tu doutes, sache que tu es condamné. Tes oreilles te jugent et tu te condamnes toi-même. Ce n’est pas toi qui juges la parole de Dieu, c’est elle qui te juge. Dans l’Evangile de saint Jean Jésus a dit : « Celui qui est de Dieu écoute les paroles de Dieu ; vous, vous n’écoutez pas parce que vous n’êtes pas de Dieu » (Jean 8, 47). Si tu es de Dieu, tu reconnais la parole de Dieu car ceux qui se ressemblent se reconnaissent. « Je suis le bon berger. Je connais mes brebis et elles me connaissent […] Mes brebis écoutent ma voix, je les connais et elles me suivent » (Jean 10, 14;27).

Héraclite fait entrevoir les deux effets contraires que le logos peut avoir, celui d’éveiller ou d’endormir : le logos tient éveillés ceux qui ont compris sa beauté ; il endort ceux qui ne sont pas dignes de lui et ne saisissent pas sa grandeur. Saint Augustin souligne que le « verbe extérieur (proféré) réveille le Verbe intérieur (le maître intérieur) qui dort en chacun ». Saint Justin a développé toute une théologie du Verbe Séminal, le logos spermatikos, qu’il considère disséminé partout dans le champ du monde et du cosmos. Le logos n’est pas seulement, comme l’entendent les stoïciens, le « principe » et la « raison » du monde, mais il est surtout le Fils de Dieu incarné, qui était mystérieusement à l’oeuvre dans les siècles antérieurs et dans le monde païen. Le logos a pu se communiquer aux nations parce qu’il est la semence incrustée partout où il est de bonnes terres pour le recevoir.


 6. La communication mystique :

Cette partie est tirée du livre Le Dialogue3 de Sainte Catherine de Sienne, que je prends personnellement pour l’un des plus importants écrits de la littérature mystique chrétienne. Je ne pense pas que j’aie lu un livre plus ressourçant pour l’intelligence de la foi que celui-là. Ce livre dont le nombre de pages dépasse les 700, Catherine de Sienne l’a reçu du Verbe divin en pleine extase. Ravie hors d’ellemême et privée de l’usage de ses sens extérieurs, Catherine le dicta tout entier à ses secrétaires, elle qui n’avait d’autre maître que le Christ, le Doux Verbe de Dieu et la lumière des docteurs. L’un des confesseurs de la sainte déclarait : « Il y avait des envieux qui allaient répétant que c’était nous, les religieux, qui l’instruisions de la doctrine, quand c’était elle, notre maître à tous. Mais peu à peu le monde entier a reconnu que sa science lui était infuse par Dieu même, tant dans ses lettres que dans ses discours, et spécialement dans le livre qu’elle dicta, au sein même de l’extase »4. Au dire de son biographe Raymond de Capoue, la sainte pouvait dicter trente pages par heure, ce qui requiert quatre à cinq heures d’extase par jour, durant cinq jours pour l’ensemble du livre : « Elle dictait ses lettres avec rapidité, sans aucun arrêt dans la pensée, si minime fût-il, comme si elle avait lu dans un livre ouvert devant elle tout ce qu’elle disait »5. Raymond de Capoue avait noté aussi que le livre contient le Dialogue d’une âme avec le Seigneur, où l’âme présente à Dieu quatre demandes, et Dieu lui répond par de très nombreux et très utiles enseignements. Durant ce colloque avec le Père éternel, Sainte Catherine déclare qu’elle adresse à Dieu quatre demandes : La première pour elle-même, parce que l’homme ne peut être vraiment utile à son prochain s’il n’est d’abord utile à soi-même, s’il ne cherche à acquérir la vertu pour soi-même. La seconde demande est pour la réformation de la sainte Eglise. La troisième pour le monde entier et spécialement pour la paix entre les chrétiens. La quatrième demande concernait la miséricorde de la divine providence pour tous les hommes.

Dans Le Dialogue Dieu révèle à Sainte Catherine trois degrés dans l’élévation mystique. Le premier degré est celui des pieds, de la crainte servile. On revient à Dieu par peur du châtiment et par crainte. Pour l’âme qui reste fixée au premier degré, Dieu est un juge qui condamne, qui châtie, qui fait peur, qui précipite en enfer. Ce qui motive l’âme ce n’est pas la loi d’amour mais la loi de crainte.


Le deuxième degré de la perfection est axé sur le coeur. Si la crainte servile caractérise le premier degré, les consolations de l’amour caractérisent le second. C’est l’étape durant laquelle Dieu me donne des bonbons spirituels, de la joie, des consolations diverses… Si la crainte servile est ce qui motive l’âme dans la première étape, c’est l’amour propre et l’intérêt personnel qui la motivent dans la deuxième. Si dans la première étape l’homme est un esclave, dans la deuxième il est un mercenaire.

A quel signe l’on reconnaît que l’âme est arrivée au troisième degré, donc à l’amour parfait ? Loin de redouter les souffrances, c’est de leurs souffrances que les parfaits se faisaient gloire. Dans le deuxième degré l’homme fuit la souffrance et cherche la consolation, dans le troisième degré l’homme désire la souffrance et jouir, pour lui, c’est souffrir. Embrasée d’un si ardent amour, l’âme s’élève à la bouche. Pourquoi la bouche ? Quand le corps a faim, il mange avec la bouche. L’âme fait de même : quand elle a faim, elle mange avec la bouche du désir, elle a faim de Dieu et désire Dieu (À la messe on mange la parole de Dieu qui, comme le pain pour le corps, est une nourriture pour l’âme, et on mange la chair de Dieu). Avec la langue de la prière qui est dans la bouche, l’âme parle à Dieu. Cette langue parle extérieurement et mentalement. L’âme parle mentalement lorsqu’elle offre à Dieu ses doux et amoureux désirs. Le désir est la langue de l’âme. Elle parle extérieurement lorsqu’elle prie, lorsqu’elle annonce la doctrine de Dieu, lorsqu’elle avertit, lorsqu’elle confesse la foi, sans peur des contrariétés. Dieu dit : « Je dis qu’elle (l’âme) mange. Elle a faim des âmes, et elle prend sa nourriture pour l’honneur de moi, sur la table de la très sainte Croix. Nul autre aliment, nulle autre table ne pourraient en vérité la rassasier parfaitement »6. (Sur la croix le Christ a dit : « j’ai soif », il avait soif des âmes pour les sauver. Et même avant de monter à Jérusalem, c’est-à-dire avant de souffrir, Jésus a dit à ses disciples : « J’ai vivement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir », il voulait manger la Pâque de sa souffrance).



[…] « Je dis qu’elle broie sa nourriture avec les dents ; sans cela elle ne la pourrait avaler. La haine et l’amour sont comme deux mâchoires, dans la bouche du saint désir : la nourriture qu’elle y reçoit, elle la broie avec la haine d’elle-même et l’amour de la vertu en elle et dans le prochain. Elle broie toutes les injures, elle broie mépris, affronts, moqueries, réprimandes, persécutions, faim, soif, froid, chaud, désirs douloureux, larmes, sueurs, pour le salut des âmes. Rien ne l’arrête dès qu’il s’agit de mon honneur, elle porte et supporte son prochain.

« Quand les dents ont bien broyé c’est le tour du goût. L’âme goûte le fruit de ses peines, elle savoure cette nourriture des âmes, dans le feu de son amour pour moi et pour le prochain.

« Puis cet aliment parvient à l’estomac, que le désir et la faim des âmes a tout disposé à le recevoir. Cet estomac c’est le coeur, avec l’amour cordial, avec la dilection de la charité envers le prochain. L’âme trouve ce mets si délicieux, elle le dévore avec tant d’ardeur, qu’elle perd tout souci de la vie corporelle, pour pouvoir manger cette nourriture, sur la table de la croix et de la doctrine du Christ crucifié.

« Alors, l’âme s’engraisse de vraies et solides vertus. Elle se développe tellement, par l’abondance de cette nourriture, qu’elle fait éclater le vêtement de la sensualité propre qui la recouvre. Qui éclate ainsi meurt : aussi la volonté sensitive est-elle morte désormais. L’appétit sensuel ne peut plus vivre, parce que la volonté de l’âme ainsi ordonnée vit en Moi, revêtue de ma Volonté éternelle.

« L’âme, ainsi arrivée au troisième degré de la bouche, perd toute volonté propre en goûtant la douceur de ma Charité, et trouve par là même la paix et le repos dans la bouche. Ne sais-tu pas que c’est sur la bouche, que se donne la paix ? Ainsi, en ce troisième état, l’âme trouve la paix, une paix si parfaite que rien ne la peut troubler. Elle a perdu et renié la volonté propre, et elle est en repos : cette volonté lui laisse la paix, parce qu’elle est morte.

« Ceux qui sont en cet état enfantent sans douleur des vertus à l’égard du prochain. Non que les souffrances en eux cessent d’être des souffrances, mais la volonté sensitive qui est morte, ne les ressent plus, et c’est de bon gré qu’ils les supportent, pour l’honneur de mon nom.

« Ceux-là courent avec ardeur dans la voie du Christ crucifié; ils suivent sa doctrine et rien ne peut ralentir leur course, ni les injures, ni les persécutions, ni les plaisirs que le monde leur offre »7.


Ce qui caractérise le troisième degré c’est donc le désir et la volonté de souffrir pour le salut des âmes. C’est pourquoi on ne s’étonne plus de ce que les saints aient désiré souffrir avec le Christ pour la gloire de son nom et le salut des âmes. Sainte Rafqa en est l’un des exemples, elle qui a demandé à Jésus de souffrir. Sainte Thérèse de Lisieux a dit : « Ma joie c’est d’aimer la souffrance ». À l’approche de la mort, elle affirme sa difficulté à concevoir un ciel affranchi de toute souffrance : « La pensée de la béatitude éternelle fait à peine tressaillir mon coeur, depuis longtemps la souffrance est devenue mon Ciel ici-bas et j’ai vraiment du mal à concevoir comment je pourrai m’acclimater dans un Pays, où la joie règne sans aucun mélange de tristesse. Il faudra que Jésus transforme mon âme et lui donne la capacité de jouir, autrement je ne pourrai pas supporter les délices éternelles »8.

Saint Bernard de Clairvaux fait entrevoir trois degrés dans L’amour de Dieu et qui recoupent à merveille les trois degrés de l’élévation mystique de Catherine de Sienne : le premier degré c’est quand on aime Dieu par crainte pour le soi, le deuxième degré c’est quand on aime Dieu par amour pour le soi, le troisième degré c’est quand on aime Dieu pour l’amour de Lui. Saint Bernard écrit : « Tel rend grâce au Seigneur à cause de sa puissance ; tel lui rend grâce pour sa bonté à son égard ; tel lui rend grâce simplement pour sa bonté. Le premier est un esclave ; il craint pour soi. Le second est un mercenaire ; il pense à soi. Le troisième est un fils ; il rapporte tout à son père »9.


Conclusion :

Dans le monde de la santé, il est nécessaire de soigner le corps autant que l’esprit et parfois même plus l’esprit que le corps étant donné que plusieurs maladies physiques sont d’origine psychique et mentale (toute maladie est psychosomatique). C’est pourquoi la mentalité juive qui associait la maladie physique au péché moral n’est pas complètement erronée. Jésus guérissait l’esprit avant le corps, voire le corps guérissait suite à la guérison de l’esprit « ta foi t’a sauvé ».

On est tous malades, qu’on le veuille ou pas. Et les maladies les plus graves sont celles de l’esprit, les maladies invisibles et les plus mortelles. « Ne redoutez pas ceux qui tuent le corps mais qui ne peuvent pas tuer l’âme. Redoutez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps en enfer » (Matthieu 10, 28).

Le monde d’aujourd’hui est gravement malade, comme il l’a toujours été d’ailleurs, et il a besoin d’être sauvé et guéri ; d’un médecin qui guérit autant le corps que l’esprit, qui panse nos blessures par ses blessures et prend soin de nous par la parole qu’il nous communique. Prenons soin de Lui, et de la communication avec Lui, ainsi nous prenons soin de l’un ou l’autre de ses plus petits frères « parce qu’en vérité, toutes les fois que vous avez fait cela à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25, 40).

 

 







1 « Recevez ce que vous êtes et devenez ce que vous recevez ». Augustin met sur les lèvres du Christ ces paroles: « Je suis l’aliment des grands ; grandis et tu me mangeras. Tu ne me transformeras pas en toi,comme la nourriture de ta chair, mais c’est en moi que tu te transformeras” (Confessions VII, x, 16).


2 L’adjectif « docile » vient du verbe latin « docere » qui signifie « enseigner ».


3 CATHERINE DE SIENNE. Le Dialogue, Traduit de l’italien par le R.P.J. Hurtaud, O.P., Éditions P. TÉQUI: Paris, 1976.


4 CATHERINE DE SIENNE. Le Dialogue, XVII.


5 CATHERINE DE SIENNE. Le Dialogue, L.


6 CATHERINE DE SIENNE. Le Dialogue, p. 258 (Nous ajoutons).

7 CATHERINE DE SIENNE. Le Dialogue, pp. 258-260.

8 Cité par HANS URS VON BALTHASAR. Thérèse de Lisieux, Histoire d’une mission, Traduction de M. l’abbé Robert Givord, Médiaspaul: Paris, 1972, p. 51.


9 BERNARD DE CLAIRVAUX. L’amour de Dieu, La grâce et le libre arbitre, Cerf, Collections Sources Chrétiennes: Paris, 1993, p. 149.








Licencia de Creative Commons